Je viens de lire avec intérêt le livre interview de Bernard Belletante « Éducation : dernière frontière avant le monde », directeur de l’EM Lyon. J’apprécie en effet chez les écoles de management une conscience plus affichée des transformations en cours. Le livre blanc de l’école du futur de Jean-François Fiorina, directeur de Grenoble Ecole de Management (GEM) en est un autre exemple. Ces écoles développent une vision prospective qui intègre en plein les pédagogies rendues possible par le numérique.
Le constat est maintenant largement partagé de l’urgence de faire évoluer nos formations, l ‘éducation devenant de manière claire le nouveau domaine impacté par le numérique (voir par exemple le tsunami numérique d’Emmanuel Davidenkoff, ou Game Changers: Education and Information Technologies de Diana Oblinger).
L’interviewé maîtrise parfaitement les nouveaux modes pédagogiques, encouragés par le numérique, qui permettent de repenser l’unité de temps, de lieu et de personnes qui guide encore nos modèles de formation. Le MOOC n’y est qu’un objet de transition parmi d’autres qui nous permettent de repenser les modèles de formation. Il considère que les écoles vont devenir des assembleurs pour permettre des parcours d’apprentissage différenciés dans un contexte mondial, ou étudiants et professeurs se déplaceront plus facilement. Il intègre l’idée que le savoir ne doit plus être vu comme un stock, mais un flux pour permettre aux personnes d’évoluer dans une logique de compétences. Bref, je partage pas mal d’analyses avec ce livre.
Il voit par ailleurs le développement d’une logique de certification mondiale, qu’il considère nécessaire pour aider les écoles à évoluer. Cette vision reste très fortement marquée par les tendances lourdes d’accréditation des écoles de management. Tendance beaucoup moins prégnante dans les écoles d’ingénieurs, dans lesquelles nous intégrons dans notre réflexion des cadres d’organismes internationaux (ABET et CDIO par exemple), mais qui ne donnent pas lieu à des labels internationaux. Ce qui est intéressant ici, c’est le besoin d’un élément de structuration pour permettre de maintenir une cohérence du secteur de la formation supérieure. Par contre, ce qui m’inquiète dans ce livre est le modèle de gouvernance sous-jacent à une vision très libérale de la société mondiale.
L’entreprise est en effet aux yeux de Bernard Belletante l’unique arbitre, ce qui engendre au niveau de la vision de la position de l’école par rapport aux autres parties prenantes une vision bien manichéenne. L’état (ainsi que l’Europe et les régions) ne sont que des sources de blocage, les professeurs CDI sont des pantouflards, les syndicats bloquent les évolutions des statuts … Certes, une formation aujourd’hui dans une grande école ne se conçoit pas dans un cadre régional, mais cela n’empêche pas de tirer parti d’un ancrage territorial enrichissant. Certes la mobilité des enseignants doit être encouragée en permettant aux enseignants de changer d’école et de participer à plusieurs formations, mais faut-il pour autant la généraliser ? La richesse des formations ne provient-elle pas de la diversité? N’est-il pas intéressant de garantir une continuité dans un établissement ? Certes le statut de l’enseignant doit absolument évoluer pour prendre en compte la diversité et la richesses des stratégies d’action qu’il peut aujourd’hui développer. J’entends bien que ces différentes parties prenantes peuvent parfois faire entendre des voix dissonantes par rapport à une économie de marché sans contraintes inutiles, mais faut-il pour autant les considérer comme hors jeu ? Aux yeux de l’auteur, il semble que sur ces questions il n’y ait pas d’alternatives. Le modèle d’organisation semble s’imposer de lui-même, c’est sans doute dommage si on veut pouvoir encourager une variété, un écosystème des formations. C’est en tout cas gênant pour encourager le débat de considérer de tels aspects comme des évidences.
Cela est d’autant plus important que les générations à venir auront à être porteuses des transitions qui démarrent aujourd’hui : numérique, énergétique, écologique, organisationnelle… Et par rapport à ces transitions, les entreprises ne sont pas demandeuses, elle sont plutôt des freins. Il ne s’agit pas de les mettre hors jeu. Il s’agit bien de multiplier les parties prenantes pour penser les directions à prendre pour développer l’éducation d’un monde qui ne considère pas que le seul environnement est celui de l’entreprise comme seul vecteur d’évolution de la société.
Bref, ce livre nous rappelle que la vision politique sous-jacente est complètement structurante pour la vision de l’évolution de notre système de formation. La qualité de Bernard Belletante est de l’assumer complètement.
Crédit photo : Candle lights on a windowsill on December 8. Photo: Myrabella / Wikimedia Commons licence CC-by-SA 4.0
20 juillet, 2015 à 7:59
Bonjour jean-Marie,
Et merci pour ce compte-rendu et ce questionnement. A te lire, je vois poindre une Uberisation de l’enseignement avec les craintes associées. il est évident que de nouveaux acteurs émergent, qu’ils sont agressifs (parce qu’ils sont pertinents) et qu’ils bousculent le(s) système(s) en place. La mondialisation des formations rend cette confrontation encore plus prégnante. De plus, les écoles de management n’ont pas les mêmes circuits de financements que de nombreuses écoles d’ingénieurs, ce qui explique sans doute en partie les différences de point de vue.
Le problème, à mon avis, est qu’actuellement on ne sait envisager qu’un système ultralibéral dans l’économie numérique. Le CNNum a d’ailleurs lancé un appel pour une réflexion sur la régulation globale de l’économie collaborative pour trouver un modèle équilibré.
Or il y a quand même une mission de service public qui doit subsister et comme tu le dis, une certaine continuité dans les établissements à maintenir. Il faudrait qu’un juste milieu existe, mais pour l’instant, on peine à le trouver … Et le temps numérique nous presse !
Bon été à toi, 😉
20 juillet, 2015 à 9:08
Salut Jacques,
le point par rapport à cette lecture était plutôt une prise de conscience qu’avec un raisonnement assez similaire sur les démarches autour de l’éducation et du numérique, mais une différence de vue sur les finalités, on arrive à des solutions notoirement différentes. C’est le document où cela m’est apparu de la manière la plus évidente dans ce que j’ai lu. Par rapport aux démarches gouvernementales qui ne remettent pas en question les finalités, il y a donc un problème.
Sur le coté Uberisation, on est sur une vision stratégie d’école, ce n’est pas central ici, on pourrait presque lui faire remarquer que c’est insuffisamment pris en compte dans sa vision.
Il n’empêche qu’effectivement, on est bien dans une démarche « ultra » libérale. Tu cites le CNNum. De mon coté j’ai été étonné dans le cahier d’enjeux transitions de la Fing http://reseau.fing.org/qntransitions, celles concernant l’école se pensent en dehors du système. Au vu des difficultés à le réformer, on peut douter de trouver un juste milieu. Quoique, entre état et Uberisation, il reste la voie des biens communs. La notion de Ressources éducatives libres est bien ancré.
Bon été à toi aussi 🙂
21 juillet, 2015 à 1:53
[…] Éducation, dernière frontière avant quel monde ? […]
9 octobre, 2015 à 9:35
Merci pour cet article intéressant.
Toutefois, si les écoles de commerce l’ont appris plus tôt, c’est maintenant toutes les institutions de l’enseignement supérieur (y compris universités, mas seulement les écoles d’ingénieurs) qui sont touchées par la recherche de financements supplémentaires ou alternatifs aux financements publics. L’Etat a globalement besoin de sous pour continuer à fonctionner. Par ailleurs, les entreprises ont toujours besoin de recruter, mais de former de plus en plus (les métiers de demain seront très différents de ceux d’aujourd’hui). Enfin, les étudiants sont plus exigeants (et plus nombreux !), et les professionnels en poste sont également plus demandeurs de formation continue, mais pas en mode « grand amphi ». Bref, autant d’opportunités que de transformations à envisager pour l’enseignement supérieur et les professeurs.
Une étude publique sur le sujet : http://fr.slideshare.net/LouisAlexandreLouvet1/mooc-et-disruption-de-lenseignement-suprieur-islean-consulting-53509898
9 octobre, 2015 à 1:01
Bonjour,
le chantier de la formation tout au long de la vie notamment des anciens, fait partie des axes à travailler a priori. Malheureusement, le format actuel des MOOC ne me parait pas le plus porteur pour saisir cette opportunité. La structure de l’ESR semble trop peu réactive sur ce créneau par rapport à d’autres structures plus agiles.
J’ai survolé votre étude dont le titre m’étonne. les MOOC ne sont en aucun cas un phénomène d’uberisation. Les constats sont évidemment partagés, mais les MOOC sont des simples cours, pas une rupture. Il y a encore un chemin à parcourir avant d’arriver à des formations à la carte…